L’hypertravail, la solution ?

L’hypertravail, la solution ?

Loin de la réduction pressentie du temps de travail et de l’émergence d’une
« société des loisirs » est plutôt observé, depuis une trentaine
d’années, un accroissement du temps consacré au travail, notamment pour
les travailleurs et les travailleuses les plus qualifiés, au Québec
comme dans la plupart des sociétés occidentales (Burke et Cooper, 2008 ;
Devetter et Coninck, 2012 ; Kuhn et Lozano, 2008 ; Lapointe, 2005 ;
Lee, 2007). Est également observée l’apparition de nouvelles normes et
pratiques de temps de travail qui se sont fortement diversifiées dans
les organisations : temps supplémentaire non rémunéré, arrangements
temporels personnalisés, extension du travail à toute période de la
journée (incluant soirées et fins de semaine), télétravail et heures
réalisées hors de l’organisation.

2
D’un côté, cette flexibilisation du temps de travail – aujourd’hui
largement constatée (Bouffartigue, 2012 ; Bouffartigue et Bouteiller,
2003 ; Martinez, 2010 ; Thoemmes, 2000, 2012) – permettrait d’échapper à
un modèle défini et définitif d’investissement temporel au travail.
Ainsi, le temps linéaire, structuré et fortement prévisible qui a été
l’apanage de l’époque fordiste serait en net recul et laisserait place à
un temps de travail plus souple et individualisé. Cela offrirait aux
travailleurs et aux travailleuses des opportunités de choix pour
répartir le temps accordé au travail et aux autres domaines de vie en
fonction de leurs aspirations, buts, engagements et projets respectifs.

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D’un autre côté, les conditions de travail et les demandes
organisationnelles, marquées par l’excès, la surcharge et la recherche
constante de performance au travail, solliciteraient un dévouement au
travail « sans limites » (Cingolani, 2012). Alors que les temporalités
contemporaines s’inscrivent dans un « temps de l’urgence » (Bouton,
2013) souvent érigé en « culte » (Aubert, 2003), les travailleurs
qualifiés de l’économie du savoir – notamment ceux des services
informatiques et du multimédia – sont particulièrement concernés par
l’allongement du temps de travail et l’empiètement du travail sur les
autres temps de vie (Habtu, 2003 ; Lapointe, 2005 ; Legault et Ouellet,
2012 ; Michon, 2005). L’articulation individuelle des temps de vie
serait ainsi confrontée à la norme idéalisée du travailleur sans
contrainte de temps, à la valorisation des longues heures de travail, de
même qu’au modèle d’une absence d’interférence entre vie
professionnelle et vie hors travail (Aubert, 2004 ; Malenfant et Côté,
2013).

4
C’est dans ce contexte de transformation et de flexibilisation du temps
de travail que nous avons cherché à mieux comprendre la genèse et le(s)
sens des conduites de fort investissement temporel au travail,
qualifiées par certains auteurs d’» hypertravail ».

Qu’entend-on par « hypertravail » ?

5
Une revue des travaux scientifiques sur le thème a permis de mettre en
relief la variété des notions utilisées pour désigner et expliquer les
conduites de fort investissement temporel au travail. Les plus souvent
mobilisées sont certainement celles de workaholism
et d’addiction au travail (en psychologie), celles de surtravail ou
d’hyperactivité professionnelle (en sociologie et psychosociologie).
Dans le cadre de la recherche que nous avons menée et que nous
présenterons ici, nous avons privilégié le concept d’hypertravail
proposé par Rhéaume (2006). Ce terme désigne « une surcharge de travail
dépassant de façon significative une charge dite “normale” : elle se
manifeste de façon soutenue dans le temps et est acceptée
volontairement, voire avec enthousiasme » (ibid.,
p. 24). Si l’hypertravail s’exerce dans un contexte organisationnel
contraignant pour le sujet, sous l’angle tant des rapports sociaux de
production que de l’organisation du travail, il résulte aussi d’un
investissement volontaire au travail, en ce sens que cette conduite peut
être liée à des choix personnels ou collectifs (Rhéaume, 2006). La
surcharge ou « l’excès de travail » tel que nous l’entendons ici relève
d’une observation extérieure : l’on peut juger qu’une personne se trouve
en hypertravail lorsqu’elle consacre un très grand nombre d’heures à la
réalisation de ses activités professionnelles, comparativement à une
norme de référence, généralement fixée, dans les travaux du domaine, à
plus de quarante-huit heures par semaine (Devetter, 2008 ; Lee, 2007 ;
Messenger, 2007 ; Usalcas, 2008). De même, cette conduite « soutenue
dans le temps » doit être durable, régulière et non associée à des
cycles de production délimités.

Conduites d’hypertravail et processus de personnalisation

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Notre recherche a visé plus spécifiquement à comprendre les processus
de construction de ces conduites d’hypertravail par les salariés, à
questionner les principaux facteurs psychosociaux et organisationnels en
jeu dans l’adoption de celles-ci, à dégager les différentes
significations dont les sujets peuvent les doter, à examiner leurs
incidences sur les processus de personnalisation.

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Philippe Malrieu (2003) a forgé le concept de « personnalisation » pour
désigner le processus à travers lequel le sujet cherche « le sens de
son existence par rapport aux pressions divergentes et aux opportunités
concur-rentes de ses milieux de vie qui se recoupent en lui » (Curie,
2000, p. 208). Parce que le sujet se socialise en une pluralité de
groupes et de milieux, il se trouve confronté à une diversité de
modèles, normes et valeurs parfois dissonants ou contradictoires.
Comment dépasser ces contradictions ainsi que les incompatibilités et
les conflits sous-jacents à l’exercice de rôles multiples ? Comment
construire son unité malgré – et à partir de – cette hétérogénéité ? Tel
est l’enjeu central de la personnalisation.

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Pour les travailleurs qui adoptent des conduites d’hypertravail, le
problème que pose l’allocation des ressources temporelles entre
différentes sphères d’activités avec, pour incidence, la possibilité ou
l’impossibilité de s’engager dans d’autres rôles de vie est
particulièrement saillant. S’il s’agit d’organiser/réorganiser son
système d’activités (Baubion-Broye et Hajjar, 1998 ; Curie, 2000) en
hiérarchisant ses différents investissements, il y va aussi de négocier
ces mêmes investissements avec les autrui significatifs relevant de la
sphère professionnelle (supérieurs hiérarchiques, collègues, clients…)
comme des autres sphères de sociabilité (conjoint(e), compagne ou
compagnon, enfants, amis…). Ainsi les conduites d’hypertravail
prennent-elles sens dans les liens que les sujets établissent entre ces
conduites et celles développées en leurs autres sphères de vie et
peuvent-elles revêtir des significations très différentes selon les
sujets (Gauthier, Fournier et Almudever, 2013). L’hypertravail peut
prendre le sens d’une compensation au regard d’une vie sociale peu développée, d’un obstacle au développement d’une vie hors travail et de loisirs stimulante, d’un moyen pour atteindre des objectifs familiaux ou professionnels ou, à l’inverse, d’une menace pour ces mêmes objectifs. Il peut aussi prendre le sens d’une norme imposée et/ou co-construite dans le collectif de travail et renvoyer parfois à une forme de conduite
défensive. Il peut encore prendre le sens d’une bifurcation dans l’histoire de vie du sujet, comme celui d’une répétition (par exemple, des modèles parentaux) ou celui d’une transition
(au regard d’un projet de vie). Car c’est aussi à l’articulation d’une
pluralité de temps de socialisation que les significations de
l’hypertravail sont élaborées – ce qui nous a conduit à concevoir une
approche à la fois systémique et biographique.

Une démarche de recherche par entretiens biographiques

9
Au regard des objectifs visés par la recherche, le choix a été fait de
recourir à des entretiens dits « biographiques », développés selon la
tradition de l’approche du parcours de vie (Bessin, 2009 ; Elder, 2009).
Ces entretiens ont permis de saisir et d’éclairer finement les
changements des contextes organisationnels et individuels dans lesquels
se sont développées les conduites d’hypertravail, notamment à la lumière
des réinvestissements opérés entre travail et hors-travail dans
l’adoption et le maintien de ces conduites. Un guide d’entretien a été
élaboré autour de cinq rubriques : 1) informations factuelles relatives à
des variables sociobiographiques, socioprofessionnelles ainsi qu’aux
heures travaillées ; 2) analyse du parcours professionnel vécu et
approfondissement du moment charnière de transition vers
l’hypertravail ; 3) analyse de la situation professionnelle actuelle
(notamment rapport à l’organisation), des liens, des tensions et des
échanges entre domaines de vie que suppose le fort investissement au
travail, mais aussi analyse du sentiment d’équilibre et de
satisfaction ; 4) représentations de l’avenir professionnel,
conciliation entre projets professionnels et autres projets de vie ;
5) réflexion sur les motivations et significations des conduites
d’hypertravail.

10
Les travailleurs recrutés pour l’étude devaient travailler
régulièrement quarante-huit heures et plus par semaine depuis au moins
une année sans être rémunérés pour l’ensemble des heures supplémentaires
effectuées. En tout, ce sont 34 salariés et salariées des secteurs du
multimédia et des services informatiques qui ont été interviewés, dont
26 hommes et 8 femmes. Ils occupent pour la plupart des professions
spécialisées en lien avec les nouvelles technologies et les médias
interactifs : architecte technologique, administrateur réseau, chargé de
projet TI, designer de jeux vidéo… En ce qui concerne l’âge des
sujets, 19 avaient entre 20 et 34 ans, 16 étaient âgés de 35 à 51 ans.
Près des trois-quarts (n = 25) vivaient en couple et environ la moitié
(n = 16) avait au moins un enfant à sa charge financière. À l’exception
d’un seul participant, tous détenaient le statut de salarié permanent et
la grande majorité (n = 28) travaillait dans une moyenne ou une grande
entreprise comptant plus de 100 travailleurs.

11
Une analyse de contenu thématique, horizontale et verticale (Blanchet
et Gotman, 1992) a été réalisée à partir des retranscriptions des
34 entretiens par l’analyste principale. L’analyse horizontale a d’abord
permis d’identifier les thèmes importants qui traversent l’ensemble des
entretiens au regard des objectifs de la recherche. Les extraits
d’entretien ont alors été intégrés dans le logiciel QDA Miner
et analysés de manière à faire ressortir, pour chaque thème, les
grandes catégories. L’analyse de contenu verticale a ensuite permis de
mettre en relation les différents thèmes et niveaux d’analyse et d’ainsi
saisir ce qui, du point de vue individuel, concourt le plus au
développement des conduites d’hypertravail. Ce travail, mené sur
20 entretiens, a permis de construire une typologie distinguant trois
cas-types de construction de conduites d’hypertravail. La typologie a
été présentée à deux experts dans le domaine et discutée avec eux à
partir de l’examen de cas et d’extraits d’entretiens. Enrichies sur la
base de ces interprétations croisées, ces discussions ont permis
d’affiner la typologie pour en proposer une version finale. L’analyste
principale a finalement codé les 14 entretiens restants au regard des
dimensions ainsi retenues.

Figures de l’hypertravail et modes d’articulation des domaines de vie

12
Dans cet article, nous nous centrerons sur l’analyse des modalités
d’articulation entre les différents domaines de vie qui caractérisent
ces trois cas-types : nous examinerons en quoi elles peuvent contribuer
ou, à l’inverse, faire obstacle aux processus de personnalisation. Est
posée, en filigrane, la question suivante : à quelles conditions
l’adoption de conduites d’hypertravail favorise-t-elle l’expression d’un
mode de vie créatif et rend-elle compte, pour la personne, de
possibilités de construction de soi ?

Mettre sa vie hors travail « au service » de sa vie professionnelle pour soutenir une identité de « grand travailleur »

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Pour le tiers des salariés rencontrés (35 %), les conduites
d’hyper-travail adoptées viennent délimiter un investissement au travail
conforme à leurs valeurs et à leurs désirs, à distance des attentes
organisationnelles et de la norme habituelle observée dans leur milieu
de travail, lequel privilégie un horaire de travail plutôt standard. Ces
travailleurs et travailleuses se saisissent de la flexibilité
organisationnelle pour organiser et gérer leur temps de travail de
manière à refléter leurs préférences : le travail représente pour eux
une activité hautement valorisée et très signifiante par rapport aux
activités afférentes à leurs autres domaines de vie. Ces personnes
relatent le réel plaisir qu’elles éprouvent à accomplir leurs tâches – à
« faire » leur travail – et le fort sentiment d’épanouissement et
d’accomplissement qui en découle. Sources d’apprentissage, de
réalisation personnelle et de forte estime de soi, les activités
professionnelles sont jugées passionnantes et totalement satisfaisantes.
À l’inverse, les activités hors travail, par exemple celles de la vie
familiale (faire les devoirs avec les enfants, préparer les repas,
etc.), leur paraissent ennuyeuses et peu stimulantes. Souvent
dévalorisées, les activités de sociabilité amicale, de loisirs et de
divertissement – telles que faire du sport, regarder un film, organiser
des rencontres entre amis – sont mises à distance. N’ayant ainsi pas ou
peu développé de hobbys ou de passions en dehors du travail, ces
personnes préfèrent se consacrer à leurs activités professionnelles
lorsqu’elles ont des périodes de temps libre à la maison. Cela devient
une façon « payante et rentable » d’occuper le temps qui, autrement,
serait « gaspillé » : « C’est au point que, quand je vais être chez nous
le soir […] je n’écoute pas beaucoup la télé […]. Ma conjointe, elle,
elle va s’asseoir […] elle aime le hockey, elle aime toutes les affaires
de téléréalité bien plates […]. Moi, qu’est-ce que je fais pendant ce
temps-là ? Eh bien je tourne en rond… alors je travaille, c’est comme
ça » (Thierry).

14
Il apparaît que, pour ces salariés, la transmission
intergénérationnelle des valeurs a clairement influencé le développement
des conduites d’hypertravail. La référence aux modèles que représentent
les parents, frères ou sœurs – qui connaissent pour la plupart une
brillante carrière et sont eux aussi fortement investis au travail – est
très fréquente : « Chez nous, la culture c’est le travail. La culture
du travail est très importante. Mon père ne comprenait pas pourquoi je
prenais une semaine en congé de temps en temps » (Jean-Thomas) ; « On
est tous comme ça [à faire des longues heures]. Mon père aussi a fait
ça, ma sœur également » (Émile).

15
Au présent, les relations interpersonnelles dans les sphères de vie
hors travail consolident l’ancrage dans l’hypertravail d’au moins deux
façons. D’abord par une opération de désinvestissement de la plupart des
relations extraprofessionnelles devenues moins significatives : ces
travailleurs recentrent leurs relations autour du cercle familial
restreint, ce qui diminue les occasions de tension entre sphères de vie.
Ensuite, par la sollicitation d’un soutien moral et logistique des
proches. Ce soutien est essentiel : parfois négocié, par exemple pour la
planification et la réalisation des tâches familiales, il est aussi
souvent revendiqué, voire imposé. C’est alors aux membres de l’entourage
de se plier à ces normes personnelles d’investissement temporel au
travail : « Quand on a décidé d’avoir un enfant, moi et ma blonde,
c’était dit que ma vie professionnelle c’est très important. […]
J’essaie quand même d’avoir un bon équilibre. Mais c’était déjà dit que
j’allais travailler beaucoup »(Émile).

16
Nous pourrions être tentés de proposer ici une lecture de ces conduites
d’hypertravail en termes de personnalisation : elles apparaissent
effectivement comme relevant d’un choix, procédant d’une appropriation des opportunités
(flexibilité du temps et des modes d’organisation du travail) offertes
par les nouveaux milieux professionnels. Elles soutiennent par ailleurs
l’actualisation et la consolidation de valeurs centrales pour la personne. Pour autant, ce qui frappe dans ce type de démarche, c’est la tendance à l’élimination des sources de conflits,
qu’il s’agisse de réduire drastiquement la palette d’activités hors
travail potentiellement concurrentes ou que l’on coupe court aux débats
avec les autrui significatifs de l’entourage en les plaçant devant des
choix de vie qui « ne se discutent pas ».

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Que devient la personnalisation privée de ces moteurs importants du
questionnement actif, par le sujet, du sens de ses conduites ? On peut
redouter que, faute d’une co-construction du sens de l’hypertravail avec
autrui, elle ne se fige dans la cristallisation d’une norme
individuelle et d’un mode de vie égocentrés.

« Fusionner » la vie hors travail et la vie professionnelle dans une dynamique de suraffiliation organisationnelle

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Les échanges entre domaines de vie instaurés par les personnes
regroupées ici (41 %) mettent en avant un mode d’articulation où la vie
hors travail semble avoir été absorbée, pour ne pas dire « avalée », par
la vie professionnelle. Ce phénomène est particulièrement saillant dans
l’industrie du jeu vidéo, alors que les salariés, embauchés pour la
plupart dès leur arrivée sur le marché du travail, connaissent un succès
rapide et une carrière fortement ascendante. Le mode de fonctionnement
qui prévaut dans les organisations de ce secteur – normes et règles de
temps de travail floues, prédominance du travail en équipe – contribue à
la difficulté grandissante à établir les frontières entre la vie au
travail et la vie hors travail, ce qui, en retour, encourage
implicitement les longues heures et « l’hyperdisponibilité » au travail.

19
La fusion des domaines de vie s’opère à travers un transfert marqué des
activités hors travail vers l’organisation de travail : par exemple,
participation à des tournois de volley-ball organisés par l’employeur,
accès à une salle d’entraînement au travail, sorties avec les collègues,
week-ends de formation, billets de spectacle ou de hockey payés par
l’entreprise, etc. Ces personnes maintiennent ainsi le sentiment
d’accomplir des activités variées et d’avoir une vie plutôt bien remplie
malgré les longues heures de travail : « En fait ma vie personnelle
s’est longtemps mélangée avec mon travail […] Dans le milieu du
divertissement [jeux vidéo], les partys, les 5 à 7 et tout ça c’est très
fréquent. Les invitations à plein de choses, on en a. Donc, pour une
fille célibataire, c’est génial, c’est jetset, il y a plein d’affaires
excitantes, on fait la fête, on ne paye même pas, donc c’était une bonne
chose » (Évelyne). Ces activités informelles, particulièrement prisées
dans les entreprises du multimédia, sont souvent propices à des échanges
créatifs et à des discussions sur les affaires du travail
(Riverin-Simard et Simard, 2003), contribuant, finalement, à une
dilution de la vie personnelle dans la vie professionnelle. Les
personnes concernées se trouvent alors confrontées au paradoxe d’une vie
« hors travail » essentiellement étayée sur l’organisation de travail
et le groupe des collègues.

20
La centration des relations amicales – et parfois amoureuses – à
l’intérieur de ce cercle participe également à la mise en place et à la
consolidation des conduites d’hypertravail. Par le jeu d’une révision de
l’importance accordée à leurs diverses relations interpersonnelles,
certaines personnes en viennent progressivement à mettre à distance
celles développées dans les sphères extraprofessionnelles, famille
incluse, au profit de relations significatives au travail où de forts
liens interpersonnels sont développés. Rester tard au bureau devient
alors beaucoup moins contraignant : l’esprit de groupe, de clan, qui
existe au sein du collectif de travail contribue grandement à la
satisfaction au travail et renforce les conduites d’hypertravail d’au
moins deux façons. D’une part, la proximité et la force des liens avec
les « amis-collègues » favorisent l’abolition des frontières entre vie
de travail et vie hors travail : de façon anodine, même en vacances, on
discute du « boulot », des buts et des objectifs poursuivis en commun
ainsi que de l’avancement des projets. D’autre part, l’esprit d’équipe
impose à chacun les rythmes propres au collectif de travail. La
conformité à la norme de l’hypertravail apparaît comme une condition
incontournable de l’appartenance à ce collectif : « Même par souci de
solidarité, parce que tu ne peux pas t’en aller pendant que les gens
font de l’overtime jusqu’à 22 heures, tu ne peux pas rentrer chez toi à
18 heures. Ce n’est juste pas possible. Il faut que tu sois avec ton
équipe » (Hubert).

21
Au final, c’est toute la vie qui en vient à tourner autour du travail.
La sphère professionnelle apparaît dès lors autosuffisante, capable de
répondre à la plupart des besoins de l’individu, du divertissement au
développement de relations interpersonnelles fortement investies : « Je
n’ai pas l’impression qu’au travail je fais juste remplir la petite
barre “travail” et juste avoir un petit signe de piastre à la fin de la
journée. J’ai eu du fun, j’ai rencontré des gens, j’ai eu l’occasion de
discuter, je peux même faire du sport. Aujourd’hui, à 2 h 30, je me suis
entraîné avec l’entraîneur, on a fait une demi-heure, j’ai décroché. Et
je reviens ce soir […], j’ai travaillé, oui, mais j’étais avec des gens
que j’aime, j’ai discuté de mes passions, j’ai fait du sport et je me
suis gardé en forme. Donc j’arrive à la maison et j’ai eu une bonne
journée » (Vincent).

22
Si enthousiasmant que puisse paraître ce mode de vie dans un
ici-et-maintenant marqué du sceau de la reconnaissance mutuelle et de
l’illusion groupale, il n’en hypothèque pas moins un équilibre de vie
soutenable à long terme. Insidieusement, et avec le concours du
collectif de travail, cette situation favorise une mise à disposition
totale des salariés au service de l’entreprise – des salariés
disponibles pour travailler de jour comme en soirée, en semaine comme
durant le week-end, en fonction des besoins des organisations et sans
jamais vraiment s’en plaindre… mais en compromettant – si ce n’est en
renonçant à – la réalisation de projets personnels : « Je suis vraiment
partagée en ce moment. Il y a un côté de moi qui est carriériste, qui
arrive à un niveau où ça pourrait débloquer encore plus (au travail),
mais si j’ai un bébé, ça va tout bloquer… En même temps, je vais avoir
39 ans… C’est vraiment une année difficile où des choix doivent se
faire » (Évelyne).

23
Ce phénomène d’emprise décrit par Max Pagès et coll. (1979) est aussi
analysé par Nicole Aubert et Vincent de Gaulejac (1991) comme relevant
d’un système psychique-organisationnel « managinaire » où « la captation
de l’Idéal du moi par les idéaux organisationnels » sous-tend une
dynamique qui fait de « la peur de perdre l’amour de l’organisation » un
moteur puissant d’investissement subjectif au travail. Mais, alors que
ces travailleurs et travailleuses déconstruisent les bases de leur vie
personnelle hors de l’organisation, qu’arrivera-t-il en cas de rupture
avec celle-ci ? Comment les personnes parviendront-elles à faire face à
l’effacement d’un milieu de vie sur lequel repose la plus grande part de
leurs activités et de leurs relations interpersonnelles alors qu’elles
peuvent difficilement compter sur les ressources d’une vie personnelle
relativement « autonome » ?

24
Parce qu’il oblitère progressivement toute chance de déplacement et de dégagement,
le processus d’emprise que l’on vient de décrire est à l’opposé de la
personnalisation, si l’on considère avec Jean-Luc Mègemont et Raymond
Dupuy (2013, p. 157) que « reconnaître et soutenir l’investissement des
individus dans des domaines de vie variés, délibérément choisis,
constitue l’une des conditions du processus de personnalisation [en ce
qu’il suppose] la possibilité de déplacement subjectif et intersubjectif
entre des possibles temporels et spatiaux multiples ».

Revaloriser la vie hors travail pour supporter le travail et ses contraintes

25
Les conduites d’hypertravail adoptées par les travailleurs regroupés
dans ce troisième cas-type (24 %) paraissent surtout défensives, dans un
contexte organisationnel de « mise à l’épreuve » des salariés
confrontés, au quotidien, à un sentiment de précarité entretenu par le
discours dominant de la compétitivité et de la concurrence. Sentiment de
précarité qui vient faire écho, pour la majorité d’entre eux, à une
trajectoire professionnelle antérieure marquée de difficultés et de
ruptures.

26
Si, au départ, l’adoption de conduites d’hypertravail a pu être
volontairement consentie – un an ou deux pour se tailler une place
reconnue dans l’organisation –, la détérioration de l’environnement de
travail et les difficultés croissantes rencontrées pour répondre aux
exigences de l’entreprise (fortes pressions au rendement, resserrement
du contrôle financier, ressources organisationnelles élimées, etc.)
finissent par faire de ces conduites un impératif. Cela contribue à en
renforcer le maintien à plus long terme, et ce bon gré mal gré. La
situation difficile vécue dans la sphère professionnelle conduit alors
les salariés à réévaluer, à la hausse, l’importance de la vie hors
travail. Les activités extraprofessionnelles sont fortement valorisées
et procurent plus de satisfaction que les activités de travail : « Ce
qui me donne vraiment satisfaction, je pense, c’est de faire des
concerts de musique, des trucs comme ça. Plus que le travail »
(Olivier). Ces salariés ne veulent pas (ou plus) subordonner leur vie
hors travail à leur vie professionnelle et tentent d’établir des
frontières plus claires entre leurs différentes sphères de vie,
cherchant tant bien que mal à préserver la qualité de leur vie hors
travail malgré les longues heures et les impondérables du travail.

27
Bien que ne voulant renoncer ni à leurs projets ni à leurs activités
extraprofessionnelles, ils doivent néanmoins mettre un grand nombre
d’entre eux entre parenthèses face à la pression accrue au sein de
l’organisation. Les sacrifices qu’ils sont amenés à faire dans leur vie
personnelle dévoilent ici une situation où la personnalisation est
menacée par une amputation de soi et de ses potentialités. Pour autant,
ce dilemme douloureux met suffisamment en question leurs valeurs pour
susciter des réflexions profondes sur leur avenir et sur leurs priorités
de vie. Ce questionnement intérieur est soutenu par la mise en cause
des conduites d’hypertravail par les personnes importantes de
l’environnement familial : « Dans ma famille, on considère qu’on est
exploité dans le multimédia et on me dit : tu devrais partir [former] un
syndicat […]. Dans ma belle-famille, ma belle-sœur, son mari, ce sont
des gens qui sont dans la fonction publique, ils ne comprennent pas que
des gens intelligents soient payés si peu à travailler autant [rires] »
(Daphnée).

28
À la différence des deux autres cas-types d’hypertravail, où les
conflits, dissonances et débats étaient annulés, ici le conflit est
aigu : au niveau intra-individuel et au niveau interindividuel. On
pourrait penser que, en revalorisant leur vie personnelle, les sujets
s’inscrivent dans une démarche de compensation – largement décrite dans
le champ des recherches sur les rapports entre travail et hors-travail
(Burke et Greenglass, 1987 ; Lambert, 1990) – pour atténuer le vécu
douloureux au travail marqué par le sentiment d’insécurité, le déni de
reconnaissance (« les supérieurs attendent toujours plus ») et la
pression. Mais il importe de noter que ce réinvestissement de la sphère
personnelle se fait ici au niveau des valeurs (revalorisation de cette
sphère de vie par rapport aux autres) sans pouvoir s’actualiser au
niveau de l’allocation de temps (qui reste indisponible) : partant,
cette re-hiérarchisation des domaines de vie relève moins d’une
compensation qu’elle ne contribue à une exacerbation du conflit
intra-psychique dans un modèle d’engagement dans l’hypertravail qui
paraît difficile à « renégocier » en un contexte où il y va de sa
réputation professionnelle, voire de son emploi.

29
Mais, alors même qu’elle semble laisser peu de place à la
personnalisation au travail, cette troisième figure d’un hypertravail de
plus en plus subi ouvre, par l’entremise du conflit, la question de la
résistance à ce type de situation et celle de la participation active
des sujets à la transformation de leur environnement de travail.
Questions sur lesquelles nous nous proposons de conclure.

En conclusion

30
Que l’on adhère ou non à l’idée d’une centralité intrinsèque du travail
dans le développement de la personne, sa contribution à la
personnalisation est indéniable, qui peut s’actualiser à différents
niveaux : reconnaissance et découverte de soi par soi à travers les
processus d’objectivation en jeu dans les activités de travail (se
reconnaître dans ce que l’on fait) ; engagement dans un collectif et
participation sociale (contribuer à plus que soi) ; invitation à
« sortir de soi » et de ses préoccupations (Clot, 2008)… On peut, sous
cet angle de la construction de soi parmi les autres, comprendre que le
travail puisse être fortement investi par des sujets qui trouvent à s’y
réaliser. Est-ce à dire que l’hypertravail – les longues heures
consenties au travail – pourrait être considéré comme un indicateur de
la rencontre « heureuse » entre de telles aspirations et un contexte
organisationnel favorable au développement d’une telle conduite ? Les
résultats de notre recherche invitent pour le moins à la plus grande
prudence face à un genre d’interprétation sous-tendu notamment par une
représentation du travail-passion, levier privilégié de la
personnalisation. Et cela, pour plusieurs raisons.

31
La première tient à ce que la typologie mise au jour remet en question
la possibilité même de parler de l’hypertravail au singulier : ce sont
différentes figures et différentes significations de l’hypertravail,
pour les sujets, qui ont été mises en évidence. Si les salariés
représentatifs du cas-type 1 et ceux représentatifs du cas-type 2
trouvent satisfaction et soutien identitaire dans leur travail – les
premiers directement dans l’accomplissement de leurs tâches, les seconds
dans l’appartenance à un groupe fortement valorisé et soudé –, les
salariés représentatifs du cas-type 3 expriment, quant à eux, un vécu
plus douloureux et une dissonance importante entre la forte valorisation
de leur sphère personnelle et le peu de temps qu’ils ont à lui
consacrer. Nous avons vu qu’il serait néanmoins hâtif de conclure à la
valeur personnalisante des deux premières figures de l’hypertravail et à
l’obstacle à la personnalisation que constituerait la troisième figure.

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C’est que, et cela est la deuxième raison qui nous invite à la
prudence, les conduites d’hypertravail tirent leur sens – et leurs
effets – des liens que les sujets établissent ou inhibent entre ces
conduites et celles développées dans leurs autres domaines de vie. Où il
apparaît que, derrière la satisfaction affichée par les sujets relevant
des deux premières figures de l’hypertravail, se profile une réduction
progressive de leur investissement dans d’autres registres d’activités
et de relations interpersonnelles : autrement dit, une réduction du
caractère pluriel et conflictuel de la socialisation menaçant
d’affaiblir les ressorts de la personnalisation. Ce qui n’est pas le cas
de la troisième figure de l’hypertravail où le questionnement et le
conflit intrapsychiques, exacerbés par la revalorisation d’une sphère
personnelle empêchée de développement, peuvent constituer un puissant
motif de critique et de refus de la subordination du hors-travail au
travail.

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Nous en arrivons ainsi à une troisième raison de ne pas conclure trop rapidement au caractère personnalisant versus aliénant
de ces différentes figures de l’hypertravail, qui tient, d’une part,
aux possibilités d’une prise de conscience, par les sujets, des risques
d’emprise de leur histoire familiale, du groupe ou des logiques
organisationnelles sur l’orientation de leurs conduites au travail ;
d’autre part, aux conditions de leur contribution active (Almudever,
Croity-Belz et Hajjar, 1999) à la transformation de normes,
individuelles et collectives, d’investissement temporel au travail qui
menacent de les emprisonner. Cette prise de conscience et ce pouvoir
d’agir conquis sur les normes pour les transformer, l’analyse
psychosociale peut les soutenir dans le cadre d’interventions dans les
organisations motivées par la désignification du travail (Barus-Michel,
1987) que finissent par générer les conduites d’hypertravail. Si la
question du temps a toujours été un analyseur de choix dans les
organisations (Fraccaroli et Sarchielli, 2007), on voit combien le
conflit de normes quant à l’investissement temporel au travail – conflit
qui concerne tant le niveau intra-individuel (conflit de normes
afférentes aux différents registres d’activités) que le niveau
interindividuel (conflit de normes entre différentes sphères de
sociabilité et au sein des collectifs de travail) et le niveau
institutionnel (conflit de normes dans la culture d’entreprise) – peut
constituer un levier pour la co-construction, personnalisante pour
chacun et émancipatrice pour le collectif, d’un nouveau rapport au temps
de travail ; pour que, derrière une flexibilité temporelle apparente,
ne se camoufle pas une gestion du temps de travail fortement
individualisée et pressurisée, le plus souvent définie à partir des
demandes et des attentes organisationnelles (Chasserio et Legault,
2005 ; Thoemmes, 2012).