Loin de la réduction pressentie du temps de travail et de l’émergence d’une« société des loisirs » est plutôt observé, depuis une trentained’années, un accroissement du temps consacré au travail, notamment pourles travailleurs et les travailleuses les plus qualifiés, au Québeccomme dans la plupart des sociétés occidentales (Burke et Cooper, 2008 ;Devetter et Coninck, 2012 ; Kuhn et Lozano, 2008 ; Lapointe, 2005 ;Lee, 2007). Est également observée l’apparition de nouvelles normes etpratiques de temps de travail qui se sont fortement diversifiées dansles organisations : temps supplémentaire non rémunéré, arrangementstemporels personnalisés, extension du travail à toute période de lajournée (incluant soirées et fins de semaine), télétravail et heuresréalisées hors de l’organisation. 2D’un côté, cette flexibilisation du temps de travail – aujourd’huilargement constatée (Bouffartigue, 2012 ; Bouffartigue et Bouteiller,2003 ; Martinez, 2010 ; Thoemmes, 2000, 2012) – permettrait d’échapper àun modèle défini et définitif d’investissement temporel au travail.Ainsi, le temps linéaire, structuré et fortement prévisible qui a étél’apanage de l’époque fordiste serait en net recul et laisserait place àun temps de travail plus souple et individualisé. Cela offrirait auxtravailleurs et aux travailleuses des opportunités de choix pourrépartir le temps accordé au travail et aux autres domaines de vie enfonction de leurs aspirations, buts, engagements et projets respectifs. 3D’un autre côté, les conditions de travail et les demandesorganisationnelles, marquées par l’excès, la surcharge et la rechercheconstante de performance au travail, solliciteraient un dévouement autravail « sans limites » (Cingolani, 2012). Alors que les temporalitéscontemporaines s’inscrivent dans un « temps de l’urgence » (Bouton,2013) souvent érigé en « culte » (Aubert, 2003), les travailleursqualifiés de l’économie du savoir – notamment ceux des servicesinformatiques et du multimédia – sont particulièrement concernés parl’allongement du temps de travail et l’empiètement du travail sur lesautres temps de vie (Habtu, 2003 ; Lapointe, 2005 ; Legault et Ouellet,2012 ; Michon, 2005). L’articulation individuelle des temps de vieserait ainsi confrontée à la norme idéalisée du travailleur sanscontrainte de temps, à la valorisation des longues heures de travail, demême qu’au modèle d’une absence d’interférence entre vieprofessionnelle et vie hors travail (Aubert, 2004 ; Malenfant et Côté,2013). 4C’est dans ce contexte de transformation et de flexibilisation du tempsde travail que nous avons cherché à mieux comprendre la genèse et le(s)sens des conduites de fort investissement temporel au travail,qualifiées par certains auteurs d’» hypertravail ». Qu’entend-on par « hypertravail » ? 5Une revue des travaux scientifiques sur le thème a permis de mettre enrelief la variété des notions utilisées pour désigner et expliquer lesconduites de fort investissement temporel au travail. Les plus souventmobilisées sont certainement celles de workaholismet d’addiction au travail (en psychologie), celles de surtravail oud’hyperactivité professionnelle (en sociologie et psychosociologie).Dans le cadre de la recherche que nous avons menée et que nousprésenterons ici, nous avons privilégié le concept d’hypertravailproposé par Rhéaume (2006). Ce terme désigne « une surcharge de travaildépassant de façon significative une charge dite “normale” : elle semanifeste de façon soutenue dans le temps et est acceptéevolontairement, voire avec enthousiasme » (ibid.,p. 24). Si l’hypertravail s’exerce dans un contexte organisationnelcontraignant pour le sujet, sous l’angle tant des rapports sociaux deproduction que de l’organisation du travail, il résulte aussi d’uninvestissement volontaire au travail, en ce sens que cette conduite peutêtre liée à des choix personnels ou collectifs (Rhéaume, 2006). Lasurcharge ou « l’excès de travail » tel que nous l’entendons ici relèved’une observation extérieure : l’on peut juger qu’une personne se trouveen hypertravail lorsqu’elle consacre un très grand nombre d’heures à laréalisation de ses activités professionnelles, comparativement à unenorme de référence, généralement fixée, dans les travaux du domaine, àplus de quarante-huit heures par semaine (Devetter, 2008 ; Lee, 2007 ;Messenger, 2007 ; Usalcas, 2008). De même, cette conduite « soutenuedans le temps » doit être durable, régulière et non associée à descycles de production délimités. Conduites d’hypertravail et processus de personnalisation 6Notre recherche a visé plus spécifiquement à comprendre les processusde construction de ces conduites d’hypertravail par les salariés, àquestionner les principaux facteurs psychosociaux et organisationnels enjeu dans l’adoption de celles-ci, à dégager les différentessignifications dont les sujets peuvent les doter, à examiner leursincidences sur les processus de personnalisation. 7Philippe Malrieu (2003) a forgé le concept de « personnalisation » pourdésigner le processus à travers lequel le sujet cherche « le sens deson existence par rapport aux pressions divergentes et aux opportunitésconcur-rentes de ses milieux de vie qui se recoupent en lui » (Curie,2000, p. 208). Parce que le sujet se socialise en une pluralité degroupes et de milieux, il se trouve confronté à une diversité demodèles, normes et valeurs parfois dissonants ou contradictoires.Comment dépasser ces contradictions ainsi que les incompatibilités etles conflits sous-jacents à l’exercice de rôles multiples ? Commentconstruire son unité malgré – et à partir de – cette hétérogénéité ? Telest l’enjeu central de la personnalisation. 8Pour les travailleurs qui adoptent des conduites d’hypertravail, leproblème que pose l’allocation des ressources temporelles entredifférentes sphères d’activités avec, pour incidence, la possibilité oul’impossibilité de s’engager dans d’autres rôles de vie estparticulièrement saillant. S’il s’agit d’organiser/réorganiser sonsystème d’activités (Baubion-Broye et Hajjar, 1998 ; Curie, 2000) enhiérarchisant ses différents investissements, il y va aussi de négocierces mêmes investissements avec les autrui significatifs relevant de lasphère professionnelle (supérieurs hiérarchiques, collègues, clients…)comme des autres sphères de sociabilité (conjoint(e), compagne oucompagnon, enfants, amis…). Ainsi les conduites d’hypertravailprennent-elles sens dans les liens que les sujets établissent entre cesconduites et celles développées en leurs autres sphères de vie etpeuvent-elles revêtir des significations très différentes selon lessujets (Gauthier, Fournier et Almudever, 2013). L’hypertravail peutprendre le sens d’une compensation au regard d’une vie sociale peu développée, d’un obstacle au développement d’une vie hors travail et de loisirs stimulante, d’un moyen pour atteindre des objectifs familiaux ou professionnels ou, à l’inverse, d’une menace pour ces mêmes objectifs. Il peut aussi prendre le sens d’une norme imposée et/ou co-construite dans le collectif de travail et renvoyer parfois à une forme de conduitedéfensive. Il peut encore prendre le sens d’une bifurcation dans l’histoire de vie du sujet, comme celui d’une répétition (par exemple, des modèles parentaux) ou celui d’une transition(au regard d’un projet de vie). Car c’est aussi à l’articulation d’unepluralité de temps de socialisation que les significations del’hypertravail sont élaborées – ce qui nous a conduit à concevoir uneapproche à la fois systémique et biographique. Une démarche de recherche par entretiens biographiques 9Au regard des objectifs visés par la recherche, le…
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