Le mobilier de bureau, une mesure déléguée

L’oubli de l’outil 1Dans son ouvrage de 1926, La technopsychologie du travail industriel, le psychologue Léon Walther distingue l’adaptation de l’ouvrier à son travail, de l’adaptation du travail à l’ouvrier. La sélection professionnelle d’un côté, le procédé et l’outillage de l’autre. Il propose de passer de l’étude des aptitudes psychologiques aux attitudes physiques et de celles-ci à la conformité des outils, élargissant ainsi le point de vue sur le travail concret. La démarche est originale ; elle articule les capacités énergétiques et les postures mesurées à l’organisation technique et matérielle du travail. 1 WALTHER Léon, La technopsychologie du travail industriel, Neuchâtel, Paris, Delachaux & Nieslé, 192 (…) 2 AMAR Jules, Le moteur humain et les bases scientifiques du travail professionnel, Paris, Dunot et P (…) 3 AMAR Jules, Le travail humain, Paris, Librairie Plon, 1923, p.56. D’une manière générale, les « sci (…) 2Le chapitre consacré à l’outillage mérite attention. L. Walther constate le peu d’intérêt qu’a suscité l’étude de l’outillage pourtant si nécessaire à la juste compréhension de la dépense énergétique. « Très peu de recherches » dit-il, « ont été faites pour étudier scientifiquement l’outillage dans le sens le plus large du mot »1. De nombreux travaux se sont en effet concentrés sur les dépenses énergétiques de l’ouvrier en tenant compte de l’outillage tel qu’il était donné ; des recherches centrées sur la bonne attitude plutôt que sur la transformation de l’outil lui-même. C’est par exemple le cas de Jules Amar lorsqu’il évalue la dépense d’énergie – mesurée en oxygène consommé – selon les positions du corps2. Ou bien lorsqu’il étudie les postures les plus économes en énergie dépensée dans la manutention d’une brouette, ou encore dans sa célèbre étude sur l’analyse des efforts de respiration du limeur selon « la bonne ou mauvaise attitude pour travailler »3. 4 WALTHER Léon, La technopsychologie…, op.cit. 1926, p.157. 5 WALTHER Léon, Ibidem, p.158. L’interprétation d’une interaction entre matériaux et action mécanique (…) 6 WALTHER Léon, La technopsychologie…, op.cit. 1926, p.161. 3L’originalité du regard de Léon Walther, c’est de saisir le travail dans sa dynamique temporelle, l’adaptation de l’environnement technique à l’usage. L’outil y apparaît comme une extension du mouvement naturel ; son ajustement repose sur une définition comme « segment nouveau ajouté à la chaîne des segments du corps humain »4. Se déploie toute la complexité du rapport ainsi compris. L’outil est considéré sous le point de vue de sa forme, de sa masse, de sa longueur, de son poids, de son volume dont il faut selon les circonstances déterminer les meilleures proportions. Sa construction est à rapporter à son mode d’action sur la matière : « quelle doit être la forme par rapport à la zone d’attaque ? »5. Quelle longueur doit avoir le manche d’un outil ? Sur ces questions nous dit L. Walther, « nous ne possédons presque point de recherche »6. 7 Ibidem, p.162. 8 Ibid., p.158. 9 Plutôt que de se fier à l’instinct de l’ouvrier, dit-il, « il paraît plus juste de suivre de près e (…) 4Mais, en soi, l’outil n’est rien. Puisqu’il est prolongement du corps, sa position dans l’espace devra se trouver en « accord harmonieux avec le moteur psycho-physiologique de l’ouvrier » ; des leviers par exemple, bien positionnés, bien proportionnés n’exigent de l’ouvrier « que les mouvements les plus naturels et les plus économes dans leur parcours dans l’espace »7. Enfin, la conception de l’espace de travail devra décharger l’ouvrier de la coûteuse « fonction psychique » d’attention et éviter toute dispersion d’énergie. En 1926, L. Walther fait le constat d’une expérimentation empirique de ces questions. Rien ne permet de définir à l’époque « une sorte de canon qui servirait de base pour la construction de n’importe quel outil ou machine »8. La raison tient sans nul doute à la diversité des situations de travail ; elle tient surtout sous la plume de L. Walther à une conception très originale de l’outil comme matière malléable, se modifiant dans l’usage prolongé qu’en fait l’ouvrier9. Rationaliser le travail administratif 10 Il ne s’agit pas d’oublier les travaux psychophysiologiques ou psychotechnique sur le travail des e (…) 11 LEPAIN Jules, GRANDVILLE Jacques, Les méthodes modernes en affaires. La psychologie dans les affair (…) 12 GARDEY Delphine, La dactylographe et l’expéditionnaire, histoire des employés de bureau (1890-1930)(…) 13 Mon bureau…, op. cit., 1909, p. 56 5Aussi avancées que soient les propositions de Léon Walther en 1926, elles reposent sur le constat d’un moindre intérêt pour les questions d’ergonomie, d’adaptation de l’outillage aux nécessités du travail. Diversité des outils, des situations, centration sur la mesure de l’énergie dépensée et celle des aptitudes : l’outil a été en grande part délaissé. Il a rarement été compris comme une ressource, facteur du rendement recherché presque exclusivement dans l’économie psycho-physiologique, à l’exception du bureau peut-être10. Car l’intérêt qu’on porte au mobilier dès le début du XXe siècle, et surtout entre les deux guerres, nous permet de déplacer le regard vers les moyens mis en œuvre pour réaliser le programme des sciences du travail : rationaliser le geste, augmenter le « rendement », diminuer la fatigue. Ces objectifs s’inscrivent dans le cadre d’une science du travail administratif imposée par le développement des activités tertiaires au début du XXe siècle. Inspiré du modèle taylorien américain, puis de celui français de Fayol, la rationalisation du travail de bureau s’appliquera à rompre avec les méthodes du XIXe siècle : inertie, lenteur, incohérence. L’adoption des « méthodes modernes en affaires » selon le titre d’un ouvrage de 1919, considère désormais la possibilité d’organiser « scientifiquement » les bureaux11. L’entreprise y est vue comme une « organisation » traversée d’un mouvement de circulation continue d’informations. La production et le classement de celles-ci, sous forme de fiches, nécessiteront une machinerie et un mobilier original, outils principaux de l’efficacité du travail12. Des ouvrages, des revues voient le jour et soutiennent un tel projet. Il est par exemple clairement exprimé au tout début du XXe siècle dans la revue Mon bureau, première revue française consacrée au travail administratif : « La routine, l’inertie, l’obstination font piétiner sur place un grand nombre d’organisations, et, cependant, l’effort est aussi grand, souvent même plus grand pour obtenir ce résultat négatif. Les méthodes progressives consistent surtout à se débarrasser de la routine,…
Lire la suite